Magazine Le Mensuel

Nº 2936 du vendredi 14 février 2014

Spectacle

Passeport no 10 452 de Betty Taoutel. Ou le cri d’une mère

Les planches du théâtre Monnot accueillent, jusqu’au 2 mars, la pièce Passeport no 10 452, la dernière pièce de Betty Taoutel qu’elle a créée pour le Festival du monde arabe de Montréal, et qu’elle présente au public libanais dans sa version arabe, métissée de français. L’exil ou le pays?
 

«Je crois que je suis le seul Libanais en classe». Une phrase qui tonne d’un coup dans le silence du théâtre Monnot, dans la pénombre de la scène. La trame est installée. Cette trame scénique, le drame de tout Libanais. De tous les Libanais, essentiellement des parents chargés d’assurer le meilleur avenir à leurs enfants. Et quel avenir le Liban peut-il encore offrir, quelle promesse son passeport peut-il encore contenir? Il semble rien. Presque rien. Preuve en est: «Je crois que je suis le seul Libanais en classe». La mère de Omar va tout mettre en œuvre pour convaincre son mari, et surtout se convaincre, de la nécessité d’aller à Montréal, cet ailleurs loin du pays, juste pour assurer à son fils, un deuxième passeport qui n’entraînerait pas la quantité de problèmes que pose le passeport libanais.
Tel est le point de départ de la pièce. C’est presque au même moment où Betty Taoutel est sollicitée à jouer une pièce à Montréal dans le cadre du Festival du monde arabe, que sa fille rentre un jour de l’école en lui lançant cette phrase et en lui énumérant les différentes nationalités de ses camarades de classe. Imprévus, coïncidences, situation grave; Betty Taoutel s’inspire, comme à son habitude, de ce qui l’entoure, de situations vécues, ressenties, pour mettre en scène le quotidien du pays dans tous ses états.

 

Entre les larmes et le sourire
«L’histoire d’un passeport condamné à l’exil»; le sous-titre de la pièce dit tout. Il dit l’inquiétude, l’angoisse, le conflit, le dilemme intérieur, l’exil ou l’appartenance. Il dit ce que l’Histoire ne dit pas. Il dit ce choix qui s’impose presque. Mais pas forcément. Et c’est là aussi, surtout, que réside la profonde déchirure, la douleur de trancher. Comment trancher? Est-il possible de trancher d’ailleurs? La mère de Omar le fait. A contrecœur.
Passeport no 10 452 serait l’une des pièces les plus personnelles de Taoutel. Derrière la casquette d’auteure, de metteur en scène et de comédienne, il y a, avant tout, la mère. Une mère qui dans la vie n’a pas suivi le même chemin que le personnage qu’elle incarne. Mais qui met en scène ses angoisses. Et c’est pour cette raison qu’elles sonnent d’autant plus poignantes.
D’ailleurs les scènes où elle s’adresse directement à la salle ne sont pas rares. Et même quand elle accoste son mari, c’est toujours à nous qu’elle s’adresse. Dans ces moments-là, le quatrième mur tombe, surtout vers la fin, quand elle lance, presque débarrassée de son masque de comédienne, son cri du cœur ambigu. Partir ou rester? Partir ou mourir? Entre la statue des martyrs et celle du voyageur au port de Beyrouth, Le Liban est coincé, dans sa géographie, dans sa situation, dans sa nationalité. Coincé, acculé, et acculant ses habitants, tous ses habitants, au-delà de tout sentiment d’appartenance, au-delà de l’amour qu’on lui porte, au-delà de l’anticipation des souffrances morales de l’exil, parce que la situation au pays va de mal en pis.
Accompagnée de Hagop Der Ghougassian qui, malgré le très peu de mots qu’il prononce, instaure un ton juste et amusant, Betty Taoutel, dans une mise en scène simple, et un décor tout aussi simple, distille son humour particulier auquel elle nous a habitués sur notre situation tragique, dramatique, où se profile le comique né de situations conjugales allègrement conflictuelles. Et puis ce geste qui glisse entre une pique et un sourire. Anodin. Effrayant. Le téléphone portable du mari semble lui annoncer un message quelconque. Un rapide coup d’œil. Un air qui semble se renfrogner. «Chou fi?», lui demande son épouse. «Rien. C’est loin». Des mots, même pas, des interjections, qui contiennent la plaie du pays, le sang du pays. Le public accuse le coup. Des souvenirs, d’hier, d’aujourd’hui, de demain. Une routine sanglante. L’absurde d’un pays, d’un quotidien mis sur scène. Et la crise éclate. La crise intérieure. A chaque fois recommencée. Partir ou rester? Exilé ou martyr?

Nayla Rached

Passeport no 10 452, c’est jusqu’au 2 mars au théâtre Monnot, à 20h30.
Billets en vente à la Librairie Antoine.

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